
Pierre Pagé Designer
Mémoires
Il a réalisé des penthouses très classe et une table-piano très pop...

Dépoussiéré des manoirs historiques et des images de marque...
Dessiné des centres commerciaux, des boutiques, des hôtels ici et ailleurs...
lnsufflé un nouvel esprit dans le monde des décorateurs-ensembliers...
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Depuis. le créateur des meubles «Niah» et «Max Gros-Louis» s'en est allé vers les terres de chasse du Grand Manitou... Mais son souvenir demeure.

Durant les années 1980/90, un grand nombre de Montréalais ont connu la boutique et la librairie
du Musée des Beaux-Arts, les parfumeries-beauté d'Ogilvy avec leur ambiance lumineuse et leurs détails raffinés, elles symbolisent l'élégance classique des années 80. Mais qui connaît leur auteur? C'est Pierre Pagé, le designer d'intérieur qui, en dix ans, a façonné le paysage du Downtown Montréal, des Promenades de la Cathédrale (Lily Simon) aux Cours Mont-Royal (La Cricca — Simon Chang), en passant par les grands et les petits magasins de la rue Sainte-Catherine (Le Château, Thalie, Bedo, Jacob), jusqu'au Westmount Square (Henri Cohen Opticien). Modeste, désintéressé, Pierre Pagé s'est toujours méfié de la notoriété. Aujourd'hui, parce qu'il n'est plus là pour en rougir, nous voulons faire retentir les trompettes de la renommée en son honneur, et souligner sa contribution au design québécois.
Pierre Pagé est venu au design d'intérieur et de mobilier via le stylisme de mode. ll fut même l'un des premiers couturiers avec pignon sur rue Crescent à l'époque héroïque des Warden, Robichaud et cie. De fait, tout au long de sa carrière, il conservera des liens privilégiés avec le milieu. C‘est ainsi qu'il se voit confier la mise en scène du salon professionnel
« Carrefour Mondial de la Mode 1985 »
À partir de là, projets de boutiques et de showrooms s'enchaînent. Bedo, rue Sainte-Catherine, marquera le coup d'envoi ; immaculé, halogénisé, carellé comme un bain public, «clean» comme un bloc opératoire. Cet espace consacré à la mode junior ne ressemble à aucun autre, mais soulève dès son ouverture l'engouement de la clientèle à laquelle il est destiné. Dès lors, il apparait que le Président de Pierre Pagé et Associés est doté d‘antennes vibratiles particulièrement développées qui lui permettent de saisir l'air du temps avec une longueur d'avance sur tout le monde.
Cette intuition se double d'une qualité rare dans une profession qui n'a jamais péché par excès d'humilité : Pierre Pagé, pour qui le designer est avant tout un outil intelligent au service de l'utilisateur, n'a jamais joué les divas. Il a compris qu'il ne s'agit pas de «griffer» un lieu mais de mettre en valeur les produits du client, lui donner une identité sans le vampiriser. Voilà pourquoi chacune de ses réalisations possède une ambiance qui lui est pr0pre, chaleureuse, relax chez Thalie, chic-et-choc japonisant pour Simon Chang, sophistiquée sans chichis à l'Adrienne Vittadini, bourgeoisement feutrée à l'intention de la clientèle Vuitton. Entretemps, les entreprises multinationales ont découvert Pierre Pagé, qu'elles intègrent à leur équipe de designers maison pour l'aménagement de leurs boutiques montréalaises, car pour être rentable, un magasin doit se distinguer de la masse homogène de ses semblables, ainsi qu'on le constate chez Beverly Hamburg après que le designer ait développé le look de leurs comptoirs d'accessoires mode.


Parallèlement, Pierre Pagé, qui est maintenant à la tête d'un important bureau où le talent de chacun s'épanouit sous l'impulsion bienveillante du «patron», développe une expertise des grands chantiers. On fait appel à lui pour le Carrefour Angrignon, le Centre Rockland, les Halles de Sainte Foy. Pour la première rénovation du vénérable magasin Eaton, y compris le restaurant du 9e, fleuron du patrimoine Art Déco de Montréal. Les commandes hors frontières affluent, et l'obligent à partager son temps entre Toronto qui apprécie ses maisons style villa palladienne et les bureaux qu'il exécute pour les grandes compagnies en se préoccupant d'abord et avant tout de la qualité de vie des employés, la Nouvelle-Orléans où il collabore à la réalisation du gratte-ciel commercial Place Saint-Charles, les Bahamas pour la chaîne de boutiques Tempo Paris.
Du côté de la scène québécoise, la liste des projets s'allonge et affiche une extrême diversité : monuments historiques transformés en auberge (Manoir Forget à Senneville, Manoir Rouville—Campbel à Saint—Hilaire), théâtre (Les Cascades), sports en salle (Club La Cité), consultation auprès de sociétés immobilières en vue de la mise en valeur de bâtiments existants, reconversion d'une ancienne manufacture du boulevard Saint-Laurent en appartements de luxe (Le Loft), édifices gouvernementaux (dont le bureau de taxation à Laval), etc.
Quelque soit le cahier de charges, tour à bureaux ou comptoir-beauté (Lise Watier, Beverly Hamburg), night-club néopsychédélique (Steel Monkey) ou scénographie pour Image du Futur 1989, l'agence Cossette Communication—Marketing, Pierre Pagé est reconnu pour témoigner le même respect de son interlocuteur, la même sensibilité, le même souci maniaque du détail.
Où trouve-t-il le temps d'éditer ses propres collections de meubles? De s'impliquer au niveau de la Société des Décorateurs Ensembliers du Québec dont il deviendra vice-président en 1988, et de l'Association des Designers d'lntérieur du Canada? De participer à tous les événements qui ont pour objectif de promouvoir la création québécoise; VIA DESIGN 1983-1984-1985, Salon Cuisine et Salle de Bain 1987-1989-1990, Salon International du Design Intérieur de Montréal I989-1990-1991, Exercice de Style 1989-1990, dont la fameuse exposition: Le Silence des chambres d'or pour laquelle Pierre Pagé réunit des créateurs venus de tous les horizons artistiques?
Mystère.
Mais les faits demeurent. De la toute première table-piano à queue, dont le magasin new-yorkais Bloomingdale's acheta plusieurs exemplaires, à la dernière série de tables d'appoint en métal filiforme et bois teint. Il a conçu et produit la pièce unique tout autant que le petit meuble abordable. Mentionnons pour mémoire l'armoire en forme de jupe huronne Max Gros Louis et la table basse en bois de houx et bois de grève sertie d'une pierre labradorite qui soulevèrent un vif intérêt au Salon des Artistes Décorateurs de Paris 1987, pour lequel il avait également réalisé le stand Canada.

En puisant ainsi à notre héritage amérindien, Pierre Pagé se démarquait radicalement des tendances de l'époque, alors que nos designers avaient plutôt les yeux tournés vers Milan que sur Sept-Îles ou l'Ancienne Lorette. Mais c‘est dans ce refus de se plier aux diktats de la mode pour tenter de définir un design typiquement local que le « style Pagé » fut l'un des plus pertinents que l'on ait connu dans l'histoire du meuble québécois. La salle à manger « Niah », avec ses piètements en défense de narval, ses chaises tendues de peaux lacées, ses revêtements en fibres végétales, marqua le point culminant de cette recherche orientée vers des formes primitives d'une grande finesse d'exécution.

Il s‘en est allé donc, le designer de notre nordicité, cet homme de coeur apprécié de ses pairs comme de ses clients, de ses fournisseurs, des hommes de métier qui travaillaient sur ses chantiers, de ses collaborateurs, de tous ceux qui de près ou de loin s‘intéressent à I'Habitat...
Mais son souvenir demeure.